

J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne
Jean-Luc Lagarce raconte ici le retour ultime du fils – ou du frère – dans la maison familiale, en écho à Juste la fin du monde, pièce avec laquelle l’auteur est entré au Répertoire en 2008 et qui a été récemment adaptée au cinéma par Xavier Dolan. Tel Ulysse, il revient de ses guerres, épuisé, et les femmes le couchent dans sa chambre où il sombre dans un sommeil éternel. Elles attendaient son retour pour commencer à vivre... Dès lors la parole se libère : « on lutte une fois encore, la dernière, à se partager les dépouilles de l’amour, on s’arrache la tendresse exclusive. On voudrait bien savoir. »
Cette pièce féminine, écrite par un homme, est confiée à Chloé Dabert qui signe, après Nadia C., sa deuxième mise en scène avec la Troupe. Elle rassemble une famille d’actrices à même d’incarner ces grands rôles du répertoire contemporain, proches des Trois Sœurs de Tchekhov, qui cherchent dans le flot des mots l’expression la plus juste de soi, avec maladresse parfois, colère ou joie. Cette partition fluide et rythmée invite à un travail précis, métronomique, mené ici comme une étape nécessaire à un jeu libre.
Entretien avec Chloé Dabert
Entretien avec Chloé Dabert réalisé par Chantal Hurault, décembre 2017
Chantal Hurault. Vous avez découvert l’œuvre de Jean-Luc Lagarce lors de vos années au Conservatoire, auprès de Joël Jouanneau. Est-ce lui qui vous a conduite à cette rigueur du travail sur la langue ?
Chloé Dabert : Joël Jouanneau a été très important dans mon parcours et m’a en effet amenée à cette rigueur, presque métronomique. je donne une grande importance au sens que l’oralité révèle et répète immédiatement dans l’espace de jeu, texte en main. pour cette pièce de Jean-Luc Lagarce, dont l’écriture est extrêmement précise et très ponctuée, nous nous arrêtons avec les actrices sur les parenthèses, les italiques, les retours à la ligne pour comprendre comment la parole passe de l’une à l’autre, de quelle façon s’articulent les temps, les adresses… nous clarifions et affinons la place de chacune à l’intérieur de la partition en même temps que sa dimension chorale. je reste ouverte à toute proposition et laisse les actrices s’approprier leurs propres appuis de jeu, certaines ont besoin d’accessoiriser, d’autres d’interroger le sens ou d’entrer directement dans la rythmique du texte ou la « physicalité ». La seule chose à laquelle je résiste, ce sont les idées préconçues, tout doit venir du plateau afin d’être le plus au présent possible et le rester durant les représentations.
Cette partie technique est un socle pour l’invention, les personnages prennent progressivement forme, presque d’eux-mêmes. je me sens proche de ce théâtre car si l’action est dans la parole, Lagarce s’amuse sans cesse avec les clichés et écrit pour des acteurs « qui jouent ». J’aime décaler le formel avec des éléments concrets qui passent par le corps – détendu et, encore une fois, très au présent. je maintiens un équilibre entre deux codes de jeux, l’un tenu et cadré, l’autre libre et incarné.
C.Il. y a dans cette pièce une énigme autour du retour du fils, dont on ne sait pas s’il a effectivement eu lieu. De quelle façon y répondez-vous ?
C. D. Nous ne dirons pas s’il est rentré ou pas, s’il est mort, si elles sont mortes, vivantes, si cela fait cent ans qu’elles sont là et rejouent cette scène, si ce sont elles qui hantent cette maison, si c’est la maison qui les hante, si c’est lui… Lagarce ne donne pas de réponse, je considère que lorsqu’un auteur n’en donne pas, ce n’est pas à moi d’en apporter une. Cette option n’est pas des plus aisées : elle oblige les actrices à choisir leur propre réponse quant au retour ou non du garçon, et à la faire évoluer selon les moments de la pièce. Il y a quelque chose de troublant pour elles dans le travail, qui l’est à la lecture et qui doit le rester durant la représentation. L’énigme du retour est inhérente à la façon dont elles se contredisent dans leurs versions des faits, elles se fixent sur des détails et se reprennent au sein d’une phrase, comme dans un rêve à tiroirs.
De là naît l’impression qu’elles rejouent une scène qui a pu avoir lieu il y a longtemps.
C. H. Ce travail approfondi sur l’adresse et la choralité a-t-il ouvert des perspectives sur la nature répétitive, voire obsessionnelle de la parole ?
C. D. Dans cette obsession du dire, propre à Lagarce, il y a une ambivalence entre la prise de conscience de la violence adressée et une forme de pudeur. plus nous avançons, plus je mesure combien Lagarce est aux antipodes d’un théâtre introspectif : la parole n’est jamais tournée vers soi, elle s’appuie constamment sur un, plusieurs personnages, ou le public. Même dans les moments de tension exponentielle, il maintient une distance, un humour et une connivence avec le public que je perçois comme de la bienveillance. Cependant, si cette langue est généreuse, elle n’est absolument pas confortable car elle ne s’installe pas, le jeu doit rester mobile.
Dans ce flot de paroles, fait de répétitions et de digressions, les femmes sont à la recherche du terme juste pour traduire ce qu’elles ressentent au moment où elles parlent. Loin du ressassement, j’y vois une langue de l’inconscient où les mots dépassent la pensée. Ce que l’on pense est dit dans l’instant présent, sans sous-texte – ce qui en fait aussi une langue organique, physique. Les personnages ne sont ni dans l’aigreur ni dans le cynisme pur, ils parlent de manière instinctive, abrupte, maladroite parfois, tellement humaine…
C. H. Lagarce fait référence aux Trois Sœurs de Tchekhov dans son synopsis. Il parle également d’Ulysse. Êtes-vous sensible à ces références ?
C. D. Lagarce fait partie de ces grands auteurs qui ont une vraie finesse pour sonder l’âme humaine. Ce qui est passionnant dans son œuvre, en effet très référencée, c’est qu’elle exprime à tous points de vue son immense amour du théâtre, le répertoire, l’esprit de troupe, le public. On retrouve dans J’étais dans ma maison…, de façon autobiographique mais décalée, l’atmosphère du village et de la petite province qu’il a quittée. Cependant, contrairement à Juste fin du monde et Le Pays lointain où Louis revient et offre – même mort – son point de vue, on est ici du côté du fantasme de ce qui se passe quand il n’est pas là. Il reprend des schémas types, Tchekhov n’est jamais loin.
Le fils, le frère, l’aimé absent y est auréolé d’une vie exceptionnelle et devient un objet de projection tel que l’on comprend presque pourquoi il est parti, pourquoi il ne revient pas ! L’attente, dans cette maison isolée, y est un prétexte pour ne pas vivre, sans que l’on cesse de dire son désir de commencer à vivre…
Au-delà du personnage masculin, Lagarce donne à entendre trois rapports mère-fille différents sous-tendus par la frustration, la colère, les non-dits, l’incompréhension… Il ne porte aucun jugement, il est seulement là, présent en chacune d’elles. Celui qu’elles attendent, ou n’attendent plus, est aussi l’homme qu’elles auraient pu rencontrer, qui n’est jamais venu, qui va venir les sauver, celui qui est mort, dont on ne parvient pas à faire le deuil. Il écrit cette pièce pour ceux qui restent, et leur dit comme dans Les Trois Sœurs : Il faut vivre ! toute son œuvre exprime son horreur de la complaisance. Il ne parle finalement pas tant du retour, il dit la mort, la fin de la maladie, le recommencement pour ceux qui lui survivent. Il sait le poids de l’absence, les femmes en deviennent fantomatiques.
C. H. Un des axes de votre projet est la survivance du souvenir, la force de l’oubli, particulièrement perceptible dans la scénographie que vous avez conçue avec Pierre Nouvel.
C. D. Nous avons voulu personnifier la maison de famille, la rendre à la fois vivante et irréelle pour mettre en jeu ce qui s’efface. Là encore, des codes formels – des éléments réalistes aussi significatifs qu’une table, un piano, un fauteuil… – s’articulent avec un cadre onirique fait d’effets de transparence. C’est une maison suspendue, habitée de souvenirs qui disparaissent et que les femmes tentent de rattraper. je souhaitais répondre, à travers la scénographie et le son, aux interstices dans le texte, ces points de suspension qui ne sont pas des scènes à proprement parler et ne fonctionnent pas non plus comme des ellipses. La fluidité de l’ensemble crée une linéarité spatiale et temporelle, sans fausser toutes ces ambivalences à traduire entre l’usuel et l’irréel, l’ancrage dans le présent et l’atemporel, la vie et la mort. L’espace de la parole est au-devant ; en arrière-plan, les tulles et la lumière dévoilent ou dissimulent des zones de jeu où les femmes se retirent vaquer à des occupations du quotidien.
Les voir ainsi dans leur intimité amplifie l’idée de huis clos. Les femmes sont en permanence à vue, elles entendent, voient tout. elles semblent là depuis tellement longtemps, il n’y a pas de secret possible. on aperçoit un arbre dans le fond qui offre une perspective sur l’extérieur. Un escalier, impraticable, mène à l’étage vers la chambre du jeune homme – espace du désir, inaccessible. Du point de vue du spectateur, ce dispositif sur plusieurs plans amplifie la proximité de la parole, sans filtre.
Source : Comédie-française
Podcasts
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Le phénomène Jean-Luc Lagarce
C'est à la page d'un auteur que s'ouvre notre encyclopédie vivante du théâtre. Vivant, Jean-Luc Lagarce ne l'est plus, mais ses textes, eux, le sont bien : auteur le plus joué et adapté, Lagarce suite l'intérêt au-delà des générations. Sa langue circule. Notre invitée est bien placée pour en parler.
Critiques
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« J’étais dans ma maison », Lagarce plante l’attente
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"J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne" : la pièce de Largarce divise au "Masque et la Plume"
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Suliane Brahim, magistrale dans la pièce de Lagarce, "J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne"
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Une certaine idée de la pavane
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Chloé Dabert à l’épreuve des années perdues de Lagarce
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Jean-Luc Lagarce, pleins feux
Vingt-deux ans après sa mort, sa version de La Cantatrice chauve de Ionesco réjouit et J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne, son avant-dernière pièce, portée très haut par la troupe de la Comédie-Française, bouleverse.
(abonnés) - Le Mondepar Fabienne Darge
Une mise en scène surprenante dans la maison lagarcienne
A la Comédie-Française, Chloé Dabert s’empare d’une des pièces testamentaires de l’auteur.
Archives des représentations
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Comédie-Française
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Paris
24 janv. > 04 mars 2018