
Abjurer son théâtre
Yann-Guewen Basset
Que la scène même du spectacle prenne la forme d’une arène est hautement significatif. C’est depuis son théâtre que l’artiste imagine une histoire du théâtre. Ainsi répond-elle singulièrement à l’invitation de Milo Rau par la création du troisième opus de la série « Histoire(s) du théâtre » initiée en 2018. Cette histoire, c’est celle de la mise en jeu continue d’une liberté d’expression toujours conjuguée à la première personne. L’adversité fictionnée opposant dans l’arène Angélica Liddell à son public et à l’institution théâtrale fait de cette liberté même une épreuve.
Une étudiante en interrompt une autre dans le cadre d’un cours de dramaturgie que je dispense : « Angélica Liddell, elle est fasciste ! » Au détour d’une conversation avec un chercheur en arts du spectacle, alors que j’évoque le corpus de ma thèse, celui-ci me répond, agacé : « Vous travaillez sur Liddell ? Comme beaucoup de monde, non ? » S’apprêtant à lancer, micro en main dans son théâtre-arène monochrome, une nouvelle invective du monologue central de son spectacle Liebestod, Angélica Liddell elle-même s’interroge : « Tu en as marre d’écrire pour des femmes et des pédés, pas vrai ? », avant de s’en prendre à ce « tas d’enthousiastes bêtes et insignifiants […] lecteurs les plus médiocres : féministes, étudiants, écrivaillons, thésardeux, fanatiques et modernes […] chercheurs, à ce qu’ils disent, débitant leur laïus comme s’ils crachaient dans un pot de chambre plein de pisse ».
Ces trois citations, issues de contextes hétérogènes, portent toutes les symptômes d’une intensification, voire d’une saturation critique liée au théâtre d’Angélica Liddell, dans le contexte français du moins. Plus encore, par-delà leur dimension anecdotique, elles contribuent à dessiner les contours d’un objet devenu inabordable car triplement compromis : par ses supposées orientations idéologiques, par un succès que de nombreux critiques imaginent volontiers usurpé, enfin par l’hostilité que Liddell objecte elle-même à quiconque entend écrire sur son théâtre. Tout aurait été dit, trop et mal dit, à la faveur de la consécration d’une œuvre jugée tantôt intrinsèquement réactionnaire, tantôt trop plate pour justifier un tel engouement, et que l’artiste voudrait dérober à toute analyse.
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Source : Yann-Guewen Basset, « Abjurer son théâtre : Conversion(s) et reconversion(s) d’Angélica Liddell ». Théâtre/Public, 2022/3 N°245, 2022. p.49-56.