Nous, les héros (sans le père)

Nous, les héros (sans le père)
Image du spectacle

Nous, les héros (version sans le père)

Olivier Py, Jean-Luc Lagarce

Après la représentation

par Olivier PY

Lorsqu’ils sortent de scène, dans la coulisse, les acteurs de la troupe commencent leur vie, recommencent leur vie, leur vraie vie. Ils quittent les costumes du spectacle qu’ils viennent de jouer pour la énième fois et retrouvent leurs propres vêtements. Ils sont à nouveau eux-mêmes, c’est ce qu’ils veulent croire.

Comme chaque soir, toutes ces dernières années, cela ne s’est pas très bien passé. Ils sont fatigués, épuisés, déçus de la vie qu’ils mènent et peut-être devraient-ils renoncer – ce qu’ils disent plus ou moins fort – quitter ce bateau, abandonner l’entreprise, et rentrer à la maison qu’ils n’auraient jamais dû quitter ou partir vers de plus grandes villes pour tenter, à nouveau, sans les autres, une nouvelle aventure. Carrière solitaire.

On se promet qu’on ne recommencera plus ; ce soir, nous dirons ce que nous aurons sur le cœur et demain, nous partirons, nous laisserons les autres prendre le train sans nous, porter leurs valises. C’était, chacun se le dit ou chacun le comprend peu à peu. C’était la dernière soirée.

Mais nous fêtons un événement important, cette soirée est une soirée particulière. La fille aînée des patrons de la troupe, du Directeur et sa femme, se fiancera, dans les coulisses, avec le jeune premier de la fin de l’acte un. Elle l’épousera, et ce que croit le père de famille, ce qu’il veut croire, ils vivront plus tard la vie qu’il vécut avec sa femme, et que vécurent ses parents avant lui. Ils seront chefs du théâtre, ils joueront le répertoire de la compagnie, contre tous les aléas de l’existence, les hôtels mal chauffés, le petit personnel agressif des salles des fêtes de province et l’indifférence narquoise du public et des enfants imbéciles.

Ce soir, nous fêtons des fiançailles.
Après la représentation, on chante une fois encore, on joue de petits sketches idiots qui nous firent toujours rire ceux-là qu’on préfère et que nous gardons pour nous – on danse un vieux numéro que nous avions appris pour une ancienne revue de pacotille, on se souvient du temps de notre gloire passée au Kristall-Palast de Leipzig. On ricane, on imite, on hurle de rire et parfois aussi, nous nous laissons aller à la nostalgie.

Demain, nous fuirons, mais ce soir encore, nous faisons semblant puisque nous ne savons rien faire d’autre.

D’ici à l’Oural, nous serions la même communauté inquiète, sans ailes, moignons de mains, et attendant dans l’hiver sans promesse, attendant…
Voilà la parole de douceur (mais la parole est toujours parole de douceur) murmurée héroïquement, les pieds dans une boue sanglante, dans une tempête commune : « D’ici à l’Oural, nous… » Ainsi, les peuples attendant que l’histoire (qui ne trouve plus de hache) les achève, c’est nous.
Des oubliés de l’Est aux acteurs en tournée ; les mêmes visages amoindris par le labeur, les mêmes mariages avec fêtes malvenues, les mêmes rires de rancœur, le même effroi désopilant. Palette crépusculaire, ciel aveuglé, terre enterrée, âmes remisées, voilà ce qui nous fera dire entre autres formules inconcevables que nous n’avons peut-être plus de destin.
Les Héros ne sont donc héroïques que de ce « peut-être » et de ce « nous » vivant qui les étreint et les devance. « Nous, les héros… » Si les Parques vomissent dans l’oubli de leur artisanat, il nous reste à bricoler une dignité de bois, une menuiserie digne du nom du bois, un ouvrage amical…
Les hommes des planches comme ceux de l’Est ont un plafond bas et risquent de glisser toujours d’un étage humiliant à une porcherie sans fond.
Ils se regardent, lesquels sont la métamorphose des autres ?
Forfaiture inattendue, cette pièce est une comédie, tandis que les bourreaux brisent les verres en trinquant avec les victimes…

Entretien avec Olivier Py

Propos recueillis le 10 janvier 1997, à La Rochelle

Olivier Py, pourquoi ce texte de Jean-Luc Lagarce ?

On ne peut pas répondre à cette question comme on y répond d’habitude, avec un metteur en scène qui choisit un texte parce que ça lui permet d’exprimer quelque chose de son travail. Pour nous, l’origine du projet fait partie d’une histoire, elle est intime. C’est un texte que nous devions jouer, Jean-Luc et moi, c’est pour cela que je me retrouve dans la distribution. C’est un de ses plus beaux textes, sinon le plus beau. Une évidence : il fallait raconter cette histoire ; que ce soit moi qui me retrouve chef de chantier ou Jean-Luc… C’est une histoire qui a presque trois niveaux de lecture : d’abord c’est « comment Jean-Luc aurait lu le Journal de Kafka », toute une fantasmagorie sur les pays de l’Est, un Est de pacotille, romantique, un monde rêvé qui exprime le chaos du monde…Ensuite, c’est le Capitaine Fracasse, en gros, toute la référence au théâtre de roulotte, mais dans un univers romantique. Et puis, le dernier niveau de lecture, c’est une pièce autobiographique. C’est la vie des acteurs en tournée, et quelquefois la nôtre, telle qu’elle était sur la tournée du « Malade imaginaire »(1) . Jean-Luc a écrit les rôles en partie pour les acteurs qui étaient sur cette tournée… La première lecture étant la métaphore de l’autre, et vice versa ; c’est aussi le même exil que celui des acteurs en tournée ; et cela reste éternel. Les acteurs meurent toujours de faim et de froid sur les routes, comme Matamore, et les poètes sont toujours maudits, quand ils sont vraiment poètes. Rien n’y changera jamais rien ! Jean-Luc avait envie de dire ça et c’est évidemment un sujet très drôle, une histoire de famille avec tragédie et dérisoire inévitables.

Avez-vous changé quelque peu le texte et comporte-t-il des indications de mise en scène ?

Je n’ai rien changé au texte et les indications sont plus des respirations… Entre les scènes, il y a un objet qui me fascine et m’inquiète, un objet assez intéressant qui est « trois petits points entre parenthèses » ; alors, là, c’est tout le travail du metteur en scène ! Soit c’est « je ne sais pas ce qu’il faut faire pour passer d’une scène à une autre » ou « il faudrait peut-être un peu de musique ». C’est assez bien résumer ce que serait l’acte du metteur en scène, c’est-à-dire essayer de déplier infiniment ce « trois petits points entre parenthèses ». Moi, je méprise profondément le travail de mise en scène, je préfère de loin le travail du couturier ou de l’éclairagiste parce que si vous mettez bout à bout le boulot de l’auteur et des acteurs, de l’éclairagiste, le costumier, le décorateur, le musicien, l’assistant, et la porteuse de café, je me demande toujours ce que fout le metteur en scène là-dedans, et je défie quiconque de me dire ce qu’est la mise en scène quand il aura retiré tout ce que ces collaborateurs ont fait, y compris la dramaturgie !..
L’extrême noirceur de ce texte est absolument délicieuse ; pour moi qui suis plutôt un écrivain illuminé, l’extrême noirceur est un véritable délice… Il faudrait que cette noirceur devienne un sursaut de dignité. Ce monde est en train de mourir et les poètes n’y ont véritablement plus aucune place ; et cette petite société de théâtre est en train de s’effondrer. Mais il y a quelque chose à quoi ils tiennent férocement, c’est à leur malédiction. Cette malédiction n’est pas illusoire, c’est une façon d’être. C’est du romantisme. Mais peut-on faire sans le romantisme ?

  • (1) Olivier Py créa le rôle de Cléante pour ce spectacle.
  • ETI Festival de Rome | Rome
    10 oct. > 12 oct. 1997
  • La Garance | Cavaillon
    29 avr. > 30 avr. 1997
  • La Ferme du Buisson | Noisiel
    02 avr. > 05 avr. 1997
  • CDN de Normandie - Rouen | Rouen
    19 mars > 23 mars 1997
  • Les 2 Scènes | Besançon
    11 mars > 13 mars 1997
  • Grrranit | Belfort
    07 mars > 08 mars 1997
  • La Coursive | La Rochelle
    28 févr. > 01 mars 1997
  • Les Francophonies - Des écritures à la scène | Limoges
    25 sept. 1997
  • Théâtre Antoine Vitez | Aix-en-Provence
    28 avr. 1997