

Nous, les héros (version sans le père)
Dix comédiens et un musicien de trois générations différentes sur scène pour célébrer le théâtre comme métaphore de la vie grâce à la langue infiniment délicate de Lagarce. Pour danser et chanter les intermèdes de music-hall chers à l’auteur. Pour entrer joyeusement en résistance contre la culture de la consommation, du spectaculaire et du résultat en savourant les nuances, les méandres, la folie d’une œuvre majeure du théâtre contemporain.
Onze interprètes sur un plateau sans aucun artifice, avec le bois du plancher et celui du piano pour faire résonner les mots du bord du vide, les mots qui, seuls, nous relient les uns aux autres.
Prix du Jury et Prix du Public au 3ème Prix Théâtre 13/ Jeunes metteurs en scène.
Le théâtre comme métaphore de la vie
Hommage aux troupes de théâtre itinérantes d’hier et d’aujourd’hui, Nous, les Héros présente une famille de théâtre, de sang et de fortune, réunie après la représentation pour célébrer les fiançailles de la fille ainée avec le jeune premier. Le texte décline savoureusement les petits et les grands maux de notre art, les rêves de carrière qui s’estompent, les rivalités entre acteurs, la difficulté à se renouveler, mais aussi les problèmes financiers et les cotisations sociales ! Mais c’est en faisant de ce microcosme un miroir tendu au public que la pièce prend une dimension universelle et philosophique. Comme toujours chez Jean-Luc Lagarce, on parle alors d’amour, de la peur de grandir et du spectre de la vieillesse, de la maladie et de la mort, de la guerre qui rôde.
C’est cette dimension que nous désirons avant tout faire entendre, et résonner.
Nous, les héros est une pièce palimpseste, où les innombrables emprunts au journal de Kafka sèment des indices historiques et culturels que Lagarce s’ingénue à brouiller en insinuant sa pensée dans l’univers d’un autre. L’action se situe donc en Allemagne, mais dans une Allemagne fantasmée, aux contours flous. La guerre qui se prépare pourrait être la première guerre Mondiale, ou bien la Seconde, ou bien même, pour rester fidèle à son style « une Guerre, toutes les Guerres ». La judéité des personnages, à peine suggérée, n’en distille pas moins une sensation de danger, de fuite permanente. Lagarce se garde bien d’être trop clair. Il n’écrit pas « sur », mais « avec ».
Notre mise en scène se doit de suivre ce goût de l’allusion, de rester subtile dans les indices temporels et culturels, de respecter les zones d’ombre. Nous nous sommes fixé comme règle la délicatesse.
Deux troupes pour une pièce
Jean-Luc Lagarce a écrit Nous, les héros pour les comédiens de sa compagnie, en pleine tournée du Malade imaginaire, afin de donner à chacun de ses acteurs un rôle créé sur mesure. C’est avant tout pour cela que j’ai choisi cette pièce, pour l’offrir à mon tour aux douze comédiens avec qui nous avons, au fil des recherches et des répétitions, formé nous aussi une troupe, une famille choisie. Agés de 25 à 69 ans, ils font résonner le plateau de la variété de leurs parcours et de leurs sensibilités. Comme les personnages de la pièce, certains portent en eux une vie de théâtre.
La pièce parle, comme toutes les pièces de Lagarce, d’une famille. L’auteur y décline ses obsessions sur le thème : l’absence du père (si la suppression du personnage du père est due à un désistement du comédien devant jouer le rôle, elle n’en reste pas moins pleine de sens), l’impossible mais inévitable transmission entre les générations, la fratrie, l’amitié comme alternative à la famille subie. Afin de rendre sensible cette dimension, nous insistons sur le travail du groupe, le « hors-champ », les liens entre chacun, qui se distendent d’un coup pour laisser éclater leur solitude.
Nous, les Héros est une pièce d’atmosphère, d’impressions. Une comédie de toute évidence, avec des moments franchement burlesques, mais sans cesse empreinte de nostalgie, toujours au bord du désespoir. Elle m’évoque le théâtre russe de Tchekhov, Tourgueniev ou Lermontov. C’est à la mise en scène et à l’interprétation des acteurs qu’il revient de préserver cette impression générale tout en créant des contrastes, en faisant une rupture quand ça devient profond, une pirouette juste avant de toucher au but. En gardant toujours un léger sourire.
Avec les comédiens, nous ne travaillons pas à « composer » des personnages, à définir des styles, des codes de jeu. L’interprétation reste simple, au plus près du texte et de soi, sans distanciation ni psychologie. Plutôt que de personnages, nous parlons de rôles. Pour parler au public, nous parlons de nous.
Des intermèdes musicaux…
Voulus par l’auteur, les intermèdes de Nous, les Héros témoignent de la passion de Jean-Luc Lagarce pour le music-hall et de sa tentative de faire entrer dans la structure dramatique de certaines de ses pièces la composition légère, éclatée, en « numéros », des spectacles de cabaret. Nous nous sommes amusés à inventer des extraits du spectacle qui précède l’action, à donner à notre troupe de papier un répertoire.
Pour le choix des morceaux et du style, nous avons cherché du côté de Berlin, clin d’œil au contexte de la pièce et à la tradition du théâtre yiddish auquel le texte fait de fréquentes (et discrètes) allusions. Kurt Weil et Friedrich Holländer nous ont servi de point de départ, à partir duquel Rémi Toulon a arrangé et improvisé chansons, thèmes et variations.
Nous avons même rêvé un onzième personnage à cette histoire où la musique est omniprésente, le pianiste, le musicien. Accompagnateur des chansons mais aussi incitateur de danses, empêcheur de parler en rond, il ne s’exprime qu’au piano. A Rémi Toulon, dont la langue est le jazz, nous avons confié la tâche de trouver un équivalent musical aux spirales linguistiques de Lagarce.
… et dansés
Sous la forme de véritables chorégraphies de music-hall ou d’étreinte amoureuse, de danse de salon ou des délires personnels de la petite Eduardowa, les corps dans Nous, les Héros s’expriment aussi en dansant. Avec la chorégraphe Marie Perruchet, nous cherchons à composer ces moments dansés au plus près des corps de chaque acteur, avec leurs différences d’âge et de trajectoires. En cherchant aussi, au-delà des passages chorégraphiés, une circulation des corps qui s’accorde avec la structure de la pièce.
Le plateau pour tout horizon
L’action de Nous, les Héros se passe juste après une représentation dans l’enceinte du théâtre. Est-ce en coulisse, dans le foyer des acteurs, dans une arrière-salle ? Pour nous, c’est sur le plateau même que se déroule l’histoire. Après le départ des spectateurs, la vie continue sur la scène, la vraie vie cette fois (à moins que ce ne soit encore qu’un jeu). Si nos personnages restent sur le plateau, s’ils sont incapables de trouver un ailleurs pour se changer, dîner, célébrer les fiançailles de leurs enfants, s’aimer et se déchirer, c’est parce qu’ils n’ont pas d’autre endroit où aller, parce qu’ailleurs ils ne sont rien, que le théâtre est la seule maison qu’ils ont su construire.
Notre décor, c’est donc le plateau du théâtre qui nous accueille, tel qu’il est. Dans sa nudité. Pas de coulisses, ni entrée ni sortie. Tour à tour lieu de travail d’une troupe comme la nôtre, avec ses pendrillons à relever, ses perches à descendre, son sol à lessiver, et lieu de vie d’une famille errante. Mais aussi espace abstrait, indéfini, ou s’exprime la pensée de l’auteur à travers ses personnages. Avec le scénographe, nous travaillons à créer des espaces de vie et de jeu, des profondeurs, à jouer avec les éléments de décor (un banc, quelques chaises, une psyché et naturellement, le piano).
Pour marquer les contrastes, pas d’artifices ni de changements de décor, mais des occupations différentes de l’espace et de la lumière.
Des silhouettes d’un autre temps
Les allusions à la Mitteleuropa du début du siècle guident l’univers visuel du spectacle. Mais la pièce ne se réduit pas à ce contexte, pas plus que notre mise en scène n’a l’intention de le faire. Elle ne saurait pas être non plus strictement contemporaine.
Les costumes, les silhouettes des personnages, leur façon de se tenir et d’être, nous donnent l’occasion de faire allusion à ce contexte, de glisser ça et là des images d’une époque et d’un monde révolus. De jouer avec la confusion entre le théâtre et la vie. De faire apparaitre sous le faste de tenues de fête les conditions de vie d’artistes qui, au bord du gouffre, s’emploient à sauver les apparences.
Emmanuel Suarez
Archives des représentations
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Théâtre 13
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Paris
27 juin > 26 oct. 2008