

La vie secrète des vieux
Sur le parquet d’une salle de bal, huit vieilles et vieux songent à leurs amours passées et leurs présents désirs. Dans l’intimité du chassé-croisé de leurs vies, Mohamed El Khatib dessine le portrait d’une génération effacée. Son propos tendre et lucide interroge la marginalisation de ces existences et le refoulement de la vieillesse dans les Ehpad. Figure de proue de la fiction documentaire, Mohamed El Khatib a su renouveler ce genre par des choix de sujets éclairés qui donnent souvent lieu à des spectacles d’anthologie. À l’image des 53 supporters du Racing-Club de Lens convoqués dans Stadium (2017), il offre sur scène un droit de cité à des voix qui en étaient jusqu’alors largement exclues. Basé sur une centaine d’entretiens menés au sortir du confinement, La Vie secrète des vieux brise le tabou de leur sexualité, exaltant un sentiment de vie inversement proportionnel à la fragilité des corps.
Entretien avec Mohamed El Khatib
Propos recueillis par Mélanie Drouère (mars 2024) pour le Festival d'Automne
Mohamed El Khatib, pour créer La Vie Secrète des vieux, selon la méthode singulière que vous développez pour nourrir votre théâtre documentaire, vous êtes allé à la rencontre de personnes âgées. Qu’est-ce qui a suscité cette envie ?
Mohamed El Khatib : La « crise » du Covid a rendu visibles de graves dysfonctionnements dans les EHPAD. La marginalisation de la question de la vieillesse a ressurgi violemment à cette occasion. L’enjeu devient l’exclusion d’une partie de la population vulnérable à la fois physiquement,
socialement, psychologiquement, politiquement, et ce n’est pas tolérable. Or selon moi, il y a toujours une urgence à reconsidérer artistiquement ce que la société relègue dans un angle mort. Je regrette avant tout que ces personnes décédées en masse dans les EHPAD n’aient pas pu trans- mettre leur histoire, et c’est trop souvent le cas pour les personnes âgées, de manière générale. Les EHPAD sont construits en périphérie des villes pour les y enfermer. Par ailleurs, mon travail porte fondamentalement une attention particulière aux corps oubliés, aux corps cachés, qui me
conduit à présenter sur les plateaux de théâtre, depuis que je travaille, des corps « étrangers ». Je m’intéresse aux corps des classes populaires, absents des scènes contemporaines, ici, en l’occurrence, aux corps usés, aux corps âgés, aux corps qu’on ne considère plus capables de produire la moindre performance physique – l’un des critères dominants, malheureusement, de l’accès aux salles de spectacles.
Pourquoi vous être intéressé en particulier à leur vie érotique ?
Lorsqu’on envisage le grand âge, c’est toujours du point de vue de la dépendance, de la perte de mémoire, de la médicalisation, de ce que ces gens ne peuvent plus, ou peuvent moins faire seuls ; jamais du point de vue du désir, ou de la vitalité, et encore moins de ce que peut davantage
la vieillesse ! Dès qu’on parle des vieux, prédominent le schème de la déchéance physique ou cognitive, de l’obsolescence, de la dégradation, et l’imagerie collective d’une fin de vie qui n’en finit pas de finir... C’est pourquoi m’est venue assez tôt l’idée de faire un film sur la vie amoureuse
des plus de 75 ans. La première impulsion a été celle-ci, interroger la vieillesse sur ce qui fait le sel de la vie : le désir, l’amour, la sensualité, ce sur quoi on n’attend pas de réponse ! La naissance de ce premier projet filmique, à l’EHPAD de Chambéry, intitulé Le grand âge de l’amour, a
finalement abouti au projet de ce spectacle car, en circulant dans les EHPAD à la rencontre de toutes ces personnes, afin de leur poser des questions sur le désir et sur leur vie amoureuse, j’ai pris conscience de l’amplitude de l’espace de projection que ces simples entretiens recréaient pour elles. C’était profondément émouvant. Un paysage inespéré de l’état amoureux de la vieillesse aujourd’hui s’ouvrait à
moi, lequel traversait par ailleurs toutes les questions souterraines qui m’intéressaient : tabous, maltraitances ou attitudes infantilisantes.
Qu’avez-vous repéré comme aspérités dans ce « paysage de leur vie amoureuse » ?
Curieusement, nous avons constaté que les enfants des vieux devenaient intrusifs, par souci de « protection », ou parfois, de façon plus triviale, pour des questions d’héritage. Parfois, sans le vouloir, elles et ils freinent la construction de relations amoureuses... Et, dans ce relief, le grand
motif de satisfaction pour moi, c’est d’observer qu’à cet âge se joue une véritable réinvention de l’amour. Avec cette génération, nous découvrons qu’il y a d’autres façons de faire l’amour, que l’éventail est large, et le rapport au corps,
au temps, est différent. Comme dit Lombardo dans le spectacle : « Aujourd’hui, j’ai le temps d’enlever mes chaussettes » (sourire). Certains redécouvrent les joies d’une sexualité libérée (et d’autres avec la même liberté se retirent du marché de la séduction). Nos schémas hérités, nos points de vue totalement imprégnés de religion notamment et de non-dits sur la vieillesse amoureuse, en sont absolument bousculés. Bien souvent, après le premier mariage, celui-ci satisfaisant et les parents et la morale, un autre rapport au plaisir émerge souvent suite à un décès ou un divorce annonçant alors une deuxième vie amoureuse. En tout cas, émerge une liberté qui n’existait pas, et le désir retrouvé n’est pas
que sexuel d’ailleurs, parce que le désir est sans fin.
Comment avez-vous acquis un tel terrain de confiance pour recueillir ces paroles, ces confidences ?
Comme avec les enfants de La Dispute... Ce sont deux âges de la vie où la parole est totalement libre. Les personnes disent ce qu’elles pensent, elles n’ont rien à prouver, elles ne sont pas en représentation. La parole est authentique et affranchie. C’est un privilège de l’âge, et c’est d’ailleurs très touchant. J’ai vécu dans ce recollement un équivalent de celui que j’ai pu faire avec les enfants de parents divorcés, lorsqu’ils pouvaient me tenir des propos tels que : « Moi, je préfère mon père à ma mère ». (rire)
Comment avez-vous travaillé avec ces personnes et quelle scénographie envisagez-vous pour eux ?
À l’appui de cette parole décomplexée, il était intéressant de recueillir ce que peut cet âge et des valeurs qu’il peut promouvoir (solidarité, hospitalité etc.) mais surtout depuis l’expérience de celles et ceux qui vivent la vieillesse dans leur chair. Il était important de les mettre au centre du dispositif. Un homme qui a enduré dix années de cancer et qui raconte qu’il a développé un érotisme après cela, qu’il n’avait jamais ressenti auparavant, certes, nous pouvons considérer qu’il n’y a pas de rapport de cause à effet entre sa maladie et cette libido, mais nous pouvons avoir l’intuition que s’il n’avait pas traversé ce parcours du combattant, il n’aurait sans doute reconsidéré sa vie amoureuse. C’est
pourquoi, de nouveau, je n’ai pas voulu solliciter d’acteurs professionnels, la parole des personnes âgées est déjà suffisamment marginalisée, mais aussi parce que je ne souhaitais pas que quiconque se fasse leur porte-parole, mais plutôt qu’elles viennent elles-mêmes défendre leurs ambitions
et leurs désirs. Travailler avec elles et eux est assez simple, puisqu’ils en ont envie, et ce projet traduit un réel enjeu : activer ces corps-là sur scène, des corps communément hors-champ de l’espace valorisé symboliquement et médiatiquement, les remettre au centre de l’attention, et donc
prendre soin de ces personnes. L’espace est justement dessiné en fonction de leurs possibilités physiques. L’une des interprètes, Jacqueline, est en fauteuil roulant, par exemple.
Elles et ils ne peuvent pas rester debout trop longtemps. J’aime bien l’idée de la salle polyvalente, du parquet de bal, de la salle d’attente, de l’endroit où l’on se retrouve pour faire des activités en commun, de recréer ce genre d’espaces de sociabilité de rendez-vous amical.
À propos d’espaces, parmi vos immersions en EHPAD, vous avez transformé l’un d’entre eux, celui de Saint-Baldoph, les Blés d’or, en centre d’art, LBO, pour en faire un lieu de vie croisant les usages...
Comment faire en sorte que la confrontation entre l’art et la vie quotidienne ne soit pas l’objet d’un atelier une fois par an, mais l’occasion de créer une possibilité de fréquentation au jour le jour ? Pour qu’il y ait des artistes dans un EHPAD en permanence, quel autre moyen possible que
d’y créer un centre d’art ? En court-circuitant toutes les fonctions des lieux, en érigeant un formidable « prétexte » pour les artistes de venir créer dans un cadre particulier qu’est celui de la vie d’un EHPAD, en faisant en sorte que les résidents côtoient les artistes et les œuvres tout au long de
l’année.... Et, pour les artistes, il s’agit d’animer la vie d’un EHPAD, de dépasser son cadre médical et institutionnel en le transformant en lieu de vie ouvert aux gens qui ne sont a priori pas concernés ; l’idée est que, demain, les gens qui habitent juste en face, et qui n’ont pas leurs parents dans le lieu, puissent venir, et rencontrer des gens, discuter, puisque ce sera désormais un centre d’art, un lieu de vie, raccordé au reste du territoire. Il s’agit pour moi d’une façon d’abolir la frontière entre l’art et le soin, entre le médical et le désirable, et d’inventer un terrain de jeu pour ce que les artistes ne pourraient pas faire ailleurs. Et c’est le prototype d’un modèle que nous sommes en train d’imaginer sur d’autres territoires...
Source : Festival d'Automne à Paris
Podcasts
- France culturepar Nicolas Herbeaux
"La vie secrète des vieux" selon Mohamed El Khatib
Pour sa nouvelle pièce, "La vie secrète des vieux", Nicolas Herbeaux reçoit le metteur en scène Mohamed El Khatib à l'occasion du festival d'Automne de Paris.
- France culturepar Marie Sorbier & Philippe Chevilley
"La vie secrète des vieux", une pièce drôle et touchante sur l'amour au quatrième âge
"La vie secrète des vieux" : El Khatib nous offre un antidote face aux angoisses de la vieillesse
- France interpar Le Masque et la plume
Un spectacle vieillot ou brillamment subversif ?
Huit personnes âgées convoquent sur scène leurs désirs passés et présents. Mohamed El Khatib nous invite dans l’intimité de leurs vies encore trop largement invisibilisées pour mieux remettre en question la marginalisation sociale de la vieillesse.
Critiques
- Les Inrockspar Patrick Sourd
Mohamed El Khatib célèbre l’amour décomplexé à tout âge
Une exploration joyeuse, émouvante et sans fausse pudeur du désir à l’heure du “grand âge”.
(abonnés) - L'Œil d'Olivierpar Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Mohamed El Khatib, sex, love and rock’n roll chez les vieux
Déboulonnant avec humour et tendresse un des derniers tabous qui hante les EPHAD, il met nos cœurs en joie et signe une performance qui fait du bien à l’âme et au corps.
- France Infopar Mohamed Berkani
Du sexe, du sexe et de l’amour dans un Ehpad
Mohamed El Khatib lève un tabou, un impensé social, dans une pièce de théâtre d’une intelligence et d’une finesse rares.
- Cult. newspar Yaël Hirsch
Mohammed El Khatib donne voix aux émois du très grand âge
- Scenewebpar Vincent Bouquet
« La Vie secrète des vieux » : les coeurs battants de Mohamed El Khatib
Le dramaturge et metteur en scène brise, de façon aussi drôle que bouleversante, le tabou qui entoure la sexualité des personnes âgées, et livre, grâce au formidable concours de ses huit comédiennes et comédiens, l’un de ses meilleurs spectacles.
Recommandation :Coup de cœur - Philosophie magazinepar Cédric Enjalbert
“La Vie secrète des vieux” : on en vieux encore !
Recrutés par petite annonce dans les Ehpad, les acteurs et actrices de cette pièce de Mohamed El Khatib mettent en scène ce qui nous tient tous vivants. En premier lieu, le désir, cette persévérance d'être chère à Spinoza.
- Transfugepar Hugues Le Tanneur
Eros en Ephad
Mohamed El Khatib donne la parole à des personnes âgées qui racontent sans fard leurs relations amoureuses ou sexuelles. Une réussite pleine de sève.
- Le Mondepar Joëlle Gayot
Mohamed El Khatib érotise le troisième âge
Avec « La Vie secrète des vieux », l’auteur et metteur en scène aborde la sexualité des personnes âgées sans tabou ni pathos.
Recommandation :A ne pas manquer - Libérationpar Anne Diatkine
Mohamed El Khatib, la vie est aïeul
Derrière la promesse alléchante d’une pièce documentaire sur la sexualité des personnes âgées à travers le témoignage de six d’entre elles, «la Vie secrète des vieux» manque finalement de profondeur, cantonnant le spectateur à une position de voyeur.
(abonnés) - Téléramapar Kilian Orain
La libido des seniors à l’honneur
Passé 80 ans, peut-on encore aimer et faire l’amour ? Une constellation de récits intimes répond à cette question avec une surprenante liberté de parole.
Recommandation :TT - Libérationpar Laurent Goumarre
«la Vie secrète des vieux» de Mohamed El Khatib, une sexualité déridée
Fidèle à sa veine du théâtre documentaire, Mohamed El Khatib met cette fois en scène des personnes âgées qui font le bilan de leur vie amoureuse et évoquent sans tabous leurs désirs.
(abonnés)
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