
Je suis dans la maison Lagarce
A l'occasion d'une soirée donnée en hommage à Jean-Luc Lagarce le 26 mars 2007 à Théâtre Ouvert, l'auteur de théâtre Noëlle Renaude a "réécrit" l'incipit du texte de Lagarce : tout en respectant la trame du texte original, elle s'approprie sa rythmique et compose un nouveau texte, dans son propre style.
Ça c’est la maison
Elle est dans la maison
elle attend dans sa maison
J’attends oui
J’attends
Que tombe la pluie
Je regarde le ciel
Toujours je regarde le ciel
J’ai toujours fait ça moi
Regarder le ciel
Je regarde
Donc
Le ciel
Puis tandis que je regarde le ciel
je regarde la campagne aussi
Elle descend la campagne en douce
Elle s’éloigne de la maison la campagne
Et je regarde aussi la route
Tant que j’y suis
Elle disparaît, la route, au détour du bois
Là-bas
Bon
C’est le soir et je regarde le ciel la campagne la route
C’est toujours le soir que je regarde
J’ouvre la porte et je regarde
Je reste là, à la porte, comme là
debout comme toujours
toujours debout dit la sœur, c’est elle, l’aînée
je suis là donc, debout à la porte et j’attends
que tombe
donc
la pluie
que ça pleuve sur la campagne, les champs,, les bois la route.
Elle attend, la sœur l’aînée
Elle a toujours attendu
On le sait ça
que j’ai toujours attendu
je regarde la route
j’attends la pluie
que ça pleuve
et tandis qu’elle attend
elle ne fait pas que ça, attendre
elle en profite
je pense, fait en effet la sœur, à ce temps passé là
dans la maison
nous
les cinq là
ce temps passé là moi et elles
les cinq
à attendre à attendre à attendre
pas que la pluie non
celui qui un beau jour
qui s’est enfui
qui nous a plantés là
celui
que en fait papa en fait a chassé
là maintenant à ce moment précis elle pense à
c’est précis
à ça
à tout ce temps passé là à ne faire que ça
qu’attendre
attendre
de quoi rire, fait la sœur, se voir ainsi là toujours attendre
alors j’en ris, rit la sœur, puis je cesse, cesse la sœur
pas me retrouver non
au bord des larmes non
pas ça
pas me noyer
dans mes larmes
j’aurais pu, dit la sœur
au lieu de passer tout ce temps à attendre à regarder le ciel la route la campagne et les champs à attendre que tombe un jour la pluie qu’il pleuve sur la campagne la route les champs les bois
j’aurais pu oui
m’enfuir oui moi aussi
vivre une vie
voir un monde
l’idée que j’en ai
toute seule sans les autres
plus être là
à attendre
à la porte le soir
que tombe la pluie
qu’elle tombe sur les champs
j’attends j’ai toujours attendu
en somme
j’étais là donc à attendre et
alors
à ça , la sœur ne s’attendait pas
ça non je ne m’y attendais pas, dit la sœur
j’attendais
là
comme toujours
et là
je le vois
je le vois, sur la route, là,
il monte vers la maison,
attendre rien que ça que la pluie attendre et voir là
le voir qui vient
sans qu’on s’y attende il est là,
c’est le soir,
je ne m’attendais ça non plus à la voir
et je le vois là
descend d’une auto marche quelques mètres sac à l’épaule vers moi.
vient vers moi, vers moi vers la maison.
Elle se fige, la sœur
C’est lui c’est sûr
Il revient
A la maison`
Chez nous
Toutes ces années,
Tout à fait ça
Comme on avait imaginé qu’il reviendrait
Sans prévenir,
Sans crier gare
Il revient sans prévenir
Sans crier gare
Comme on avait imaginé
Il regarde droit devant il marche à petits pas
D’un calme
Il me voit ?
Lui là ?
Pour qui j’ai tant attendu ?
Perdu ma vie ?
Pour l’avoir perdue je l’ai perdue ma vie
S’il y a une chose que je sais
C’est que je l’ai perdue ma vie
Et lui le voilà
Revenu de ses guerres
Je le vois là et puis
Rien
Je suis d’un calme, s’épate la sœur
épatée par son propre calme
Pas un cri
On s’est dit :
il y aura des cris
Pas un cri
Version des choses
Pas un cri, joie surprise
Rien
Je le vois marcher vers moi
Il revient voilà il est là
Rien ne change
Il est là
Et là il dort ? fait la mère
Je l’ai mis dans la chambre, dit la vieille,
de quand il était petit
On l’a porté on l’a mis au lit et là il dort
Il n’en pouvait plus, c’est net,
Pouvait plus marcher,
j’ai vu moi les derniers mètres
Un homme ivre
Qui va tomber s’écrouler
Il a dit quoi ? dit la mère
A toi il a dit quoi ?
Pas un mot avant de dormir de sombrer pas un mot
Il aurait pu parler me dire
Toujours la même histoire,
Il aurait pu, avant de se coucher, avant de tomber
J’aurais aimé l’entendre
Cette peur qu’il m’a faite
Muet là pas un mot à nous là
Cette peur qu’il m’a faite
se coucher comme ça
tomber au sol
j’ai eu mal,
je ne sais pas dire, moi,
le début de la suffocation
je me suis trompée,
ce n’est pas ainsi non
pas ainsi
que j’imaginais les choses.
Noëlle Renaude