Le Suicidé

Préface de Béatrice Picon-Vallin
Le Suicidé
Image du spectacle

Le suicidé

Nicolaï Erdman, Jean Bellorini

Union soviétique, fin des années 1920. Nous sommes dans un immeuble communautaire où les appartements sont séparés par de minces cloisons. En pleine nuit, Sémione Sémionovitch, chômeur et miséreux, tente de soulager sa faim en avalant un saucisson de foie. Il réveille sa femme, une dispute éclate et le piteux héros disparaît en menaçant de pousser bientôt « son dernier soupir ». Sa femme, persuadée qu’il va mettre fin à ses jours, appelle à l’aide. La nouvelle se répand, attire le voisinage et bientôt c’est toute une galerie de personnages qui se presse pour s’approprier le funeste événement. Emporté malgré lui dans ce bal macabre, Sémione entrevoit la gloire posthume qu’on lui fait miroiter et finit par se prendre au jeu : en se tuant, pourrait-il enfin devenir quelqu’un ?

Entretien avec Jean Bellorini

Le Suicidé met en scène un foisonnement de personnages qui, dès la lecture, surgissent de manière très précise. Ce dessin acéré leur confère une intériorité certaine tout en les tirant vers la pente du grotesque et de l’exagération. Comment travaillez- vous, avec les comédiens et comédiennes, autour de cette ambiguïté ?

Jean Bellorini. Tout l’enjeu est là : chaque personnage s’esquisse, se croque, relève presque de la caricature, avec son côté naïf, primaire, tout en recelant une profondeur, une nature secrète. Sous le fantoche, il y a une âme, qui doit résonner avec une vérité absolue. Les comédiens travaillent sur ce fil, entre une envie irrésistible de jouer la comédie et la nécessité de laisser apparaître le drame, dans toute son horreur humaine. La méfiance, la mesquinerie, la médiocrité des personnages contrastent d’autant plus avec la dangerosité qui émane de chaque situation.

Contraste du dramatique et du comique que l’on retrouve dans ce titre en deux temps : Le Suicidé, vaudeville soviétique. Pourquoi avoir choisi de modifier le titre original de la pièce ?

J.B. Ce titre combine l’horreur du sujet de la pièce avec la légèreté, la vitalité de sa forme. Ces deux aspects ne jouent pas l’un contre l’autre, mais au contraire, l’un avec l’autre. La vie n’est pas différente : elle est constituée des moments les plus vertigineux, les plus inquiétants, qui perdent les Hommes dans un sentiment d’inutilité et d’incapacité à agir sur le monde. Mais ce sont ces mêmes Hommes qui, par folie ou arrogance, tentent de changer le monde, à leur manière – ou du moins de réussir quelque chose dans leur vie. En se débattant, en composant, en nuançant, les héros ordinaires oscillent en permanence entre tragique et comique. Ce faisant, ils inventent un monde de clair-obscur, d’ombre et de lumière, bien plus intéressant que celui que les tyrans d’hier et d’aujourd’hui imposent. Les Staline et consorts veulent faire croire à des idéologies clarifiées et clarifiantes, alors qu’elles sont aveuglantes et dangereuses.

La pièce d’Erdman est nettement structurée autour du héros, Sémione Sémionovitch, un individu à qui la menace du suicide donne soudainement une contenance, une identité. Il fait un parcours initiatique, découvre une vérité qu’il tente de partager aux autres personnages. Mais autour de lui fulmine l’égoïsme de figures individuelles qui n’arrivent pas à se lier. Cette pièce raconte-t-elle une forme d’échec du collectif ?

J.B. La pièce pose en effet la question de la place du singulier dans un groupe et de la possibilité d’être un individu dans une société. Historiquement, Le Suicidé dénonce la destruction de cet idéal par un système d’État autoritaire, qui manipule le collectif pour anéantir l’individu. Au-delà de ce contexte des années 1930, le texte fait aujourd’hui écho à l’égoïsme profond de notre société, qui fonctionne sur des bases inverses : de nos jours, l’appareil d’État ou ce que l’on pourrait appeler « le système » manipule l’individu pour détruire le collectif. Dans tous les cas, la pièce dit la nécessité d’aller vers ce qui nous est inconnu, ce qui nous invite à décoller les étiquettes, à ne nous ranger dans aucune boîte – y compris la boîte finale ! En faisant du théâtre, c’est ce qu’on essaie de réaliser, et ainsi, on ne renonce jamais à l’utopie du collectif.

Au cœur du spectacle, au milieu d’une grande scène de banquet, vous ramenez l’écho contemporain de manière on ne peut plus explicite, à travers l’incursion d’une voix. Cette voix, c’est celle de Tatiana Frovola, metteuse en scène russe aujourd’hui en exil. Comment est née cette collaboration ?

J.B. Lorsque l’on crée un spectacle, on se situe à un endroit, à un moment donné. Le monde influence notre geste et c’est précisément ce qui fait que notre art est vivant. Le théâtre, dans sa construction même, dialogue avec le temps présent ; un dialogue inconscient, imprévu, fait de coïncidences. Ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine et en Russie se répercute forcément sur la manière de faire le spectacle. Je ne sais jamais à l’avance quel impact aura un spectacle en tant qu’objet poétique et c’est sa présentation au monde qui l’éclaire. Il se trouve que Tatiana Frolova est arrivée en France en mars 2022, avec la troupe du Théâtre KnAM. Leur fuite a mis un terme à trente-sept ans de travail à Komsomolsk-sur-l’Amour, à l’Extrême-Orient russe. J’avais vu ses spectacles, présentés ces dernières années dans la métropole lyonnaise dans le cadre du Festival Sens Interdits. Nous nous sommes recroisés il y a quelques semaines, et une simple idée est née : que Tatiana puisse assister aux répétitions du Suicidé, vaudeville soviétique, avec l’éventualité d’une intervention. Plus qu’assister aux répétitions, elle a véritablement rejoint la dynamique du travail. Son regard est très précieux : elle nous éclaire de son point de vue de femme dissidente russe, de ce que la pièce a pu raconter en Russie et de ce qu’elle pourrait raconter aujourd’hui. Sa rencontre nous a rapidement permis d’imaginer une participation plus directe. Ainsi, au cœur de notre grande fresque, le spectacle se suspendra. Le banquet s’interrompra pour laisser Tatiana lire une lettre, dans laquelle Boulgakov demandait à Staline de protéger son ami, l’auteur Nicolaï Erdman. L’exil de Tatiana Frolova vient percuter le passé. Ce moment dit combien dans des pays totalitaires, l’existence et le théâtre sont politiques. Hier et aujourd’hui. Le monde tourne et l’histoire se répète. L’incursion de cette réalité – que cela soit l’histoire de Tatiana Frolova ou celle d’Erdman, que ce soit la tyrannie de Staline ou celle de Poutine – ouvre une brèche dans le spectacle. L’écoute de la fable qui reprend est transformée. Nous ne sommes définitivement pas uniquement dans une comédie ou un vaudeville.


Propos recueillis par Sidonie Fauquenoi, novembre 2022

Critiques

  • Radio Télévision Suisse [RTS]
    par Thierry Sartoretti

    "Le suicidé", une farce soviétique qui résonne avec l'actualité au Théâtre de Carouge

    A la toute fin de ce spectacle, la comédienne et metteuse en scène russe en exil Tatiana Frolova nous adresse un message par écran interposé. C'est en quelque sorte la surprise du chef Bellorini, un dessert contemporain russe ajouté au menu soviétique.

  • Les Échos
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    Le directeur du TNP de Villeurbanne met en scène pour la seconde fois le « vaudeville soviétique » grinçant de Nicolaï Erdman, interdit dès sa parution en 1928.

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    par Emmanuelle Bouchez

    Baisers mortels de Russie

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  • Transfuge
    par Oriane Jeancourt Galignani

    Jean Bellorini: « On a le sentiment d’une faillite générale »

    Alors qu’il présente Le Suicidé de Nicolaï Erdman, Jean Bellorini nous raconte la manière dont il a abordé ce « vaudeville soviétique », merveille d’ironie et de burlesque, qui permet à toute la troupe de Bellorini de nous raconter la Russie d’hier et d’aujourd’hui.

  • Balagan
    par Jean-Pierre Thibaudat

    Jean Bellorini fait revivre « Le Suicidé » de Nicolaï Erdman

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    par Eve Guyot

    Une création pleine de vie pour aborder la mort

    En mettant en scène Le Suicidé, vaudeville soviétique avec sa troupe de comédiens, chanteurs et musiciens, Jean Bellorini restitue toute la vitalité de l’œuvre, peu jouée, du dramaturge russe Nicolaï Erdman.

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  • La Terrasse
    par Manuel Piolat Soleymat

    Georgios Tsivanoglou : un suicidé impressionnant

    Invité, la saison dernière, à mettre en scène Le Suicidé en Allemagne par le Berliner Ensemble, le metteur en scène Jean Bellorini reprend cette tragi-comédie loufoque au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis. Un spectacle de haut vol.

  • Le Monde
    par Brigitte Salino

    Reprise : « Le Suicidé » au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis

    Le directeur du TGP, Jean Bellorini, présente sa mise en scène de la pièce de Nicolaï Erdman, du 12 au 16 octobre.

Calendrier des représentations

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