

The Way She Dies
« Le seul héritage que tu m’as laissé a été ce livre. La seule chose qui m’appartient véritablement pèse 490 grammes. Le reste ne m’appartient pas. Ce sont des choses qui se trouvent dans le même temps et le même espace que moi. Elles ne m’appartiennent pas comme ce livre. Les autres livres sont sur l’étagère comme des briques dans un mur. Ce sont des choses. Ce livre n’est pas une chose. C’est quelqu’un. »
Sa façon de mourir, Tiago Rodrigues
Les Solitaires intempestifs
Entretien - Tiago Rodrigues et Frank Vercruyssen
Laure Dautzenberg : Pour la première fois, tg STAN ne part pas d’un texte préexistant...
Tiago Rodrigues : On a commencé à réfléchir et est apparue la possibilité que j’écrive la pièce. C’était la nouveauté de ce projet. Il s’agissait de tester ce que j’ai développé de mon côté, et en même temps de revenir à la source de ma famille théâtrale qui est celle de tg STAN. Mon écriture et ma façon d’écrire en collaboration avec toute l’équipe, et surtout avec les comédiens, est quand même un héritage de mes années d’expérience avec eux. La première chose évidemment a été de rassembler l’équipe, parce que tg STAN comme moi avons pour principe de rassembler des gens qu’on aime bien, avec lesquels on veut passer du temps.
Frank Vercruyssen : Le fait qu’il n’y ait pas de texte au commencement était très nouveau pour nous. Et un peu inquiétant parce que pour moi le texte est le déclencheur. C’était donc un défi assez vertigineux, d’autant que Tiago ne peut pas écrire beaucoup avant la première répétition. Nous avons accepté parce que que nous avions découvert le poète et l’écrivain entre-temps, et que nous avons confiance en lui.
T. R. : L’écriture s’est faite un peu au fur et à mesure. Pour nous tous, cela a été un apprentissage de la manière de préserver un processus de création qu’on aime, mais qui est très basé sur la passion et l’analyse du texte, qui cette fois n’existait pas encore. C’était incroyable comme expérience parce que je me sentais plus responsable que d’habitude dans le geste d’écriture. Or, je crois qu’écrire demande une dose d’irresponsabilité. Rajouter des mots à la bibliothèque théâtrale est dans la plupart des cas risquer de rajouter du bruit, de rajouter des choses inutiles ; il y a tellement de grands textes qui parlent déjà avec une beauté formidable, avec une éloquence prodigieuse, de ce qu’on pense, de ce qu’on ressent, qu’écrire pour le théâtre demande cette irresponsabilité de dire : peut-être que je ne ferai que du bruit mais j’en ai besoin. Alors le faire pour tg STAN, ces gens qui m’ont beaucoup appris à aimer le « grand » répertoire, les grands textes, qui ont cultivé en moi l’amour des mots était soudainement une grande responsabilité.
L. D. : Pourquoi Anna Karénine ?
T. R. : Très vite, on est tombé d’accord sur le besoin d’avoir une œuvre préexistante qui nous inspire pour avoir un vocabulaire partagé. J’utilise le même dictionnaire théâtral que Frank et Jolente et qu’Isabel et Pedro, mais comme on n’avait jamais travaillé tous ensemble, on avait besoin d’un dictionnaire collectif. En discutant de lectures, de romans, on est tombé sur Anna Karénine comme un livre qui nous avait tous beaucoup touchés de différentes façons, qui nous inspirait et nous donnait envie de discuter. De mon côté, j’avais travaillé sur Bovary de Flaubert et il y a pour moi un rapport entre ces deux œuvres, dans la façon de décrire le monde à travers l’histoire du désir d’une femme qui veut surpasser les limites de sa condition. Quand Emma Bovary dit qu’elle voudrait être heureuse ou chercher la félicité comme dans les livres, qu’elle voudrait être un personnage de roman, je l’imagine toujours lire Anna Karénine, non pas Balzac ni George Sand, même si Tolstoï a écrit Anna Karénine après que Flaubert a écrit Bovary. Comme si Anna Karénine était cette princesse à laquelle rêve Emma Bovary, une femme qui inspire et libère. Ces romans nous troublent parce qu’ils proposent cette dimension sauvage du désir et de l’amour avec toute sa tragédie, mais comme quelque chose qu’on peut peut-être nous aussi chercher. Après, il y a la capacité de Tolstoï à nous plonger dans sa vision du monde sans jamais nous forcer à annuler notre propre regard, qui est pour moi une des clés de cette œuvre. Et, à chaque fois que je l’ai lue, j’ai eu la même sensation : ces personnages m’entourent pendant la journée même quand je ne lis plus. Je lis le matin quelque part au café, je pars travailler, et dans le tram Anna Karénine est à mes côtés, et continue de me chuchoter des choses à l’oreille. Quand on a commencé à discuter d’Anna Karénine, immédiatement cette sensation des fantômes qui continuent de nous habiter après la lecture d’un texte m’est venue comme quelque chose de très intéressant. Et je pense que l’influence de ces fantômes que sont les personnages d’un roman qui commencent à traverser nos journées hors de la lecture du roman sont au centre de la pièce. J’ai commencé à écrire non pas à partir de Tostoï mais à côté de Tolstoï, en parlant de gens qui avaient lu Anna Karénine.
F. V. : Ce qui était d’emblée évident c’était qu’il ne s’agissait pas de faire une adaptation de ce livre mais de créer une autre fiction à côté. De mon côté, j’avais très envie de travailler sur l’étymologie, la langue, la manière dont une œuvre te change à cause de cette langue. Anna Karénine pouvait être un exemple de cela. Puis Anna Karénine est devenu le premier rôle. Au début, je me suis rebellé sur le fait qu’on parte sur l’amour même si c’est un sujet intéressant ! Je sortais de Trahison (d’Harold Pinter) et je me suis dit : ça suffit ! Je ne veux plus être ni l’amant ni le mari trompé... Heureusement il y a beaucoup d’autres strates, et Tiago a été fin et intelligent et nous a écoutés. La solitude par exemple est un élément très important du personnage d’Anna Karénine.
L. D. : La question des langues est très importante puisque la pièce est en portugais, en flamand et en français.
F. V. : Pour moi cet aspect était très important. De dire : la lumière s’éteint ou une bougie s’éteint, ce n’est pas la même chose. Dans les nuances, il est passionnant de voir comment une langue influence un peuple, comment les choses sont liées entre la langue et la pensée. Un savant belge a ainsi raconté que dans une tribu d’Amérique du Sud, le « je » n’existe pas... Ce n’est finalement pas devenu le sujet principal, mais la pièce est tout de même épicée par cela. Et c’est passionnant pour nous de voir comment les comédiens sont différents sur scène selon les pays. On vit les mots différemment et c’est toujours jouissif et passionnant.
T. R. : Cette question a été au centre du projet pendant longtemps, elle a même, à un moment donné, remplacé Anna Karénine comme sujet du spectacle. Notamment parce qu’il y avait d’emblée cette question dans le groupe, qui est aussi une question que j’ai vécue toute ma vie avec tg STAN : comment parler une langue commune ? Après on a pensé que ces deux couples au Portugal et en Belgique qui avaient lu, à des époques différentes, Anna Karénine et la manière dont ce roman les avait influencés permettait des langues différentes. On s’est dit : essayons d’avoir le portugais et le flamand et bien sûr le français, qui est la langue parlée par les aristocrates dans le roman, comme langue culturelle, langue de salon, et langue de classe. Les langues se sont toutes mêlées, et je pense qu’il y a aussi quelque chose dans l’idée de traduction et de multilinguisme qui parle de trahison, de l’adultère des mots, mais aussi du désir. On est plus proche d’un sentiment si on arrive à parler la langue de ce sentiment. On voulait mettre en rapport ces questions-là, ces idées théoriques de désir, de liberté, de bonheur et une version presque palpable, et au moins sonore, de ces idées dans la question de la traduction et des différentes langues.
L. D. : Tiago, vous avez finalement choisi de ne pas jouer...
T. R. : C’était la première fois que je travaillais avec les STAN sans être sur scène. Deux choses m’ont poussé vers cette décision : la possibilité d’avoir plus de temps pour l’écriture et de pouvoir prendre le risque de ne pas fermer trop tôt le texte, de le laisser ouvert vis-à-vis des événements et de la vie du groupe qui crée ce spectacle, et ma difficulté à concilier la direction artistique d’un théâtre et le jeu. Le travail d’acteur est pour moi quelque chose qui traverse les journées, les nuits, et qui me met dans un état où je ne suis pas très efficace pour les autres tâches. J’ai donc pensé que ce serait mieux pour le spectacle, et pour la santé mentale de tous les gens autour de moi, que je ne joue pas dedans mais cela a été très frustrant ! C’est un des spectacles où il m’a été le plus difficile de ne pas être acteur, et la prochaine fois, je ne veux pas être en dehors même si c’est pour un petit rôle.
L. D. : Vous partagez la croyance dans le pouvoir de la littérature...
T. R. : Souvent dans mes spectacles, il est question de la manière dont les mots, l’art, la littérature peuvent changer nos vies... C’est une façon de dire que les idées, les choses invisibles, les croyances peuvent changer la société. Dire que ce qu’on ne peut pas mesurer est parfois plus fort que ce qu’on peut mesurer et quantifier. Dans cette pièce, on utilise le fait que la lecture de roman a changé plusieurs vies pendant les siècles, a changé la vie du lecteur mais aussi la vie de ceux qui l’entourent. On utilise le fait que l’art, les mots, la transmission culturelle est peut-être ce qui nous pousse le plus vers des aventures humaines, à partir d’un cas spécifique où deux couples, à un moment donné, sont touchés par la lecture de ce roman qui transforme leurs vies. C’est aussi une façon de dire que si tu lis Anna Karénine, tu peux tomber amoureux ou amoureuse et complètement changer ta vie à cause de cette lecture. On ne peut pas mesurer directement l’art mais peut-être peut-on mesurer l’influence qu’il a.
F. V. : Ce qui me brise le cœur, c’est quand la littérature change un point de vue, une vie, touche, enrage, met en doute. Notre monde est dominé par l’économie alors que la vulnérabilité,la fragilité sont des choses essentielles. Et un personnage peut être plus important qu’une personne de la vraie vie... Je suis en larmes quand je vois deux comédiens discuter de l’alexandrin chez Racine. Je suis ébloui quand, en Pologne, à une représentation de La Cerisaie, des Russes s’écharpent avec des Polonais lors d’une rencontre après la représentation, à 1h du matin, sur les raisons pour lesquelles Lopakhine prononce telle phrase. Et que la médiatrice du débat dit « apparemment vous n’êtes pas d’accord » et qu’ils continuent à s’époumoner, rouge de colère. Je trouve ça sublime. Nous, nous sommes des mediums, des tuyaux entre les œuvres et le public, c’est ça qui est le plus important. La raison primordiale de faire ce métier est la passion que nous sentons quand nous lisons un texte. Un penseur disait que le plus grand hommage qu’on peut faire à un auteur, c’est d’apprendre son texte par cœur. « Par cœur », le mot est sublime. By Heart, comme dans le spectacle de Tiago. Ici, le plus grand cadeau qu’on puisse me faire, c’est de vouloir lire Anna Karénine après le spectacle.
Podcasts
- France culturepar La Dispute
"The Way she Dies", "Orlando", "Tarquin"...
Au sommaire de cette Dispute théâtre : "The Way she Dies" de Tg Stan et Tiago Rodrigues , "Orlando" de Virginia Woolf mise en scène Katie Mitchell, "Tarquin" de Jeanne Candel, Florent Hubert, Aram Kebabdjian et le Coup de coeur de Jean-Christophe Brianchon.
Critiques
- Théâtre du blogpar Véronique Hotte
Compagnons de route
Disparition des battements de cœur, des sensations de peur et plaisir, d’attente lancinante, de crainte d’être oubliée et abandonnée. Palpitations et frémissements, le sang circule dans un corps à vif.
- Scenewebpar caroline châtelet
L’amour sublimé par la littérature
Dans The Way She Dies, Tiago Rodrigues retrouve le collectif belge tg STAN pour un spectacle mélancolique explorant la mécanique de la passion. Actuellement au Théâtre de la Bastille dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.
- Un fauteuil pour l'orchestrepar Denis Sanglard
Encore une fois Tiago Rodrigues nous éblouit
Ce n’est pas Anna Karénine le sujet mais l’œuvre en elle-même, sa substantifique moelle, de son importance vitale pour ces quatre sur le plateau, ces deux couples qui se déchirent à quelques années d’intervalles.
Recommandation :fff - Le Mondepar Fabienne Darge
Tiago Rodrigues relie « Anna Karénine » au réel
Avec « The Way She Dies », l’auteur et metteur en scène portugais veut faire résonner le célèbre roman russe avec nos vies intimes et collectives.
- France interpar Valérie Guédot
Qu'en est-il de la puissance de la fiction ?
Le passage du roman de Tolstoï au plateau permet à Tiago Rodrigues et au collectif tg STAN d'interroger les questions intimes, romantiques, politiques et stylistiques que soulève l’œuvre de l'écrivain russe.
- Les Échospar Vincent Bouquet
Tiago Rodrigues et tg STAN à livre ouvert
Compagnons de route depuis plus de vingt ans, l'artiste portugais et le collectif flamand orchestrent, au long de variations littéraires et poétiques, un ballet sensible des êtres et des vies autour d'« Anna Karénine ».