Souffle (Sopro) (suivi de) Sa façon de mourir

Souffle (Sopro) (suivi de) Sa façon de mourir
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Sopro (Souffle)

Tiago Rodrigues

Quand le théâtre serait en ruines, quand ne resterait rien des murs, des bureaux, des coulisses, des machines, du décor, quelqu'un subsisterait : le poumon du lieu mais aussi du geste théâtral, le souffleur. Les voix, les sons, les musiques qui d'habitude habillent la scène sont maintenant en retrait et la respiration du théâtre entier, ce que personne n'entend, pour une fois, est devant. Gardienne de la mémoire et de la continuation, une femme a passé toute sa vie dans ce bâtiment où chaque jour on a joué, où on s'est réuni. Ce soir, elle souffle ses histoires, des vraies, des fausses, toutes écloses au théâtre. Elle est à vue, en scène. Tiago Rodrigues sort de sa boîte, de sa « maison », ce métier en voie d'extinction et convainc celle qui n'a toujours eu que le bout des doigts sur scène de venir « souffler » une époque disparue. Entrant par elle dans l'âme et la conscience d'un endroit à part, il tente de comprendre comment ce lieu respire et adopte son rythme. En un même mouvement, les comédiens donnent leur timbre au murmure des fantômes que la souffleuse exhale. On en vient à avant ; avant que le texte existe, avant que la voix porte, dans un jeu d'avant-jeu où le théâtre prend sa grande inspiration.

Rester en vie

Ne pas mourir. Surtout ne pas mourir. Rester en vie. Se tenir face au médecin qui prononce son diagnostic avec une prudence bienveillante, comme Tirésias au début de la tragédie, quand tout encore pourrait se résoudre pour le mieux, et affirmer que nous avions raison toutes les fois où nous disions que les choses fondamentales de la vie sont invisibles. Nous avions raison de douter de ce nous disions, parce nous doutons toujours de ce que nous disions et nous savons que le silence entre chaque parole que nous prononçons ne s’appelle pas “silence” mais “doute”.

Dans le doute, rester en vie. Face à l’idée de la mort, réaffirmer la raison pour laquelle nous participons à la vie: le mystère du futur. Savoir réfuter les aimables sollicitations de la mort qui nous invitent à nous asseoir en attendant que le monde se présente, qui nous demande d’accepter le monde tel qu’il est, sans condition, tandis que nous attendons l’heure de la mort, avec l’impuissance des vaincus. Récuser la mort et aller chercher le monde, être nomade, découvrir ce qui se cache au-délà des montagnes, voyager jusqu’à atteindre l’autre côté de la nuit. Peut être même transformer une infime partie de ce monde ou ne jamais y arriver. Etre vaincu, peut-être, mais vaincu par la vie. Et surtout ne pas mourir.

Savoir que l’idée de la mort est toute près dans l’espace exigu du cabinet médical quand Tirésias nous prédit la terreur, sentir que nous sommes coude à coude avec la mort, et pourtant rester encore en vie parce que seul celui qui est en vie peut imaginer les déambulations de la mort et les traduire dans une histoire qui nous sert pour la vie, mais ne jamais grossir les rangs du conformisme mortel. Et tout ceci pourrait ressembler à une collection de grandes idées vaguement poétiques, destinée à tranquilliser la conscience ou éveiller les esprits, mais celui qui choisit de rester en vie sait que ceci est quelque chose de très concret, d’aussi concret que le goût d’une soupe aux légumes. Ceci est, surtout, ne pas mourir.

Et pour ceux d’entre nous qui choisissent d’être artistes, connaître plus que quiconque la délicieuse difficulté d’être en vie. Apprécier l’ironie d’être considérés à la fois comme des produits de luxe superflus dans ces temps difficiles, et comme des mendiants qui vivent aux crochets de l’Etat. Savoir être ce mendiant de luxe avec fièreté, dans les temps difficiles et dans les autres temps également, mais jamais dans les temps faciles parce que nous savons bien que les temps confortables n’existent pas. Et toujours que quand on nous dit que ce monde est le seul possible, savoir que c’est la mort qui nous parle et que nous sommes les autres, ceux qui la combattent, ceux qui restent en vie.

Et pour cela il nous faut préserver les lieux publics et les lieux clandestins où nous pouvons rester en vie. Il nous faut préserver ces moments où nous nous consacrons aux mystères, ces heures où nous créons des liens inattendus entre ce qui était déjà dans la recherche et ce qui n’existe pas encore. Il nous faut préserver ce rendez vous où nous pouvons dire: ici nous sommes, peut-être peu nombreux, mais sûrs de nous quand face à la perspective de la mort, nous choisissons la vie. Et surtout ne pas mourir.

Tiago Rodrigues

Note d'intention issue du dossier de presse (Teatro Nacional D. Maria II)

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