

Coloris vitalis
Pris dans les rais du temps qui passe, le clown Gramblanc nous livre, dans Coloris Vitalis, ses obsessions, ses angoisses et ses passions où la couleur et l’expérience chromatique jouent un rôle obsédant aussi essentiel que dérisoire. Emporté par sa vitalité instinctive, son amour de la vie, sa gourmandise des pigments et ses codes d’honneur chevaleresque, son monde insensé et attachant se dessine peu à peu sous nos yeux, oscillant entre mélancolie enfantine et explosion de couleurs.
Conversation autour de Coloris Vitalis et Un Clown à la mer
Jean Lambert-wild : Avec Coloris Vitalis puis Un Clown à la Mer, ce sont les deuxièmes et troisième textes que tu écris pour le Clown Gramblanc, après Le Clown du Rocher. Qu’est-ce que ces nouveaux textes t’apprennent de plus sur lui ?
Catherine Lefeuvre : Ces deux textes ont en tout cas permis d’affirmer plusieurs aspects du clown Gramblanc que je peux tout à fait relier à ma propre expérience de l’écriture. Gramblanc est un personnage complexe, un adulte malgré lui, qui vit tant bien que mal sa vie d’adulte, en se référant toujours à l’enfant qu’il a été. Ecrire peut répondre parfois aussi à ce besoin souverain mais totalement vain de puiser dans la mémoire du corps et de l’âme pour tenter un éclaircissement, une clarification sur soi et sur son rapport au monde, en faisant un usage des mots, renouvelé, vierge pourrais-je presque dire, pour le clown parleur qu’est Gramblanc comme pour moi-même. Gramblanc est aussi pour moi une figure généreuse, qui tente de mettre de l’ordre dans son monde, dans sa vie, dans ses émotions et qui pour cela revient toujours aux questions de base, existentielles et essentielles : qui suis-je, où vais-je, que fais-je ? Avec cette particularité que ces questions le ramènent immanquablement à son corps, à son âme logée dans ce corps, et à sa langue qui le dépasse et qui est elle-même produite par ce corps. C’est aussi ma façon d’écrire. Tout part d’abord du corps, de ce corps qui produit des images et des mots, qui viennent alimenter la langue qui raconte, sans intellectualisation a priori, mais plutôt dans une réflexion, une réflexivité poétique a postériori. Dans Coloris Vitalis, ce corps malade d’excès de coloris est une parabole des épreuves de la vie qui nous consument autant qu’elles nous vitalisent, mais aussi de la condition de l’artiste qui possède son objet/sujet autant qu’il est possédé par lui. Dans Un Clown à la Mer, c’est un corps emporté par une quête d’absolu et qui tente, clownesquement bien sûr, de suivre le même cap que le mythique circumnavigateur Bernard Moitessier, qui quittera tout, et surtout le succès à portée de proue, pour, dira-t-il, « sauver son âme ».
Jean Lambert-wild : Effectivement avec Coloris Vitalis et Un Clown à la Mer, j’ai le sentiment de textes sur mesure tant l’énergie et le phrasé collent à la peau de Gramblanc. Quel lien fais-tu entre cette quête d’identité avec ce rapport au corps que tu décris et cette langue organique, emportée et furieuse parfois, présente dans tes textes ?
Catherine Lefeuvre : Ces deux textes mettent en scène la sophistication du clown Gramblanc.Il est sophistiqué notamment dans le sens où se manifeste clairement le fait qu’il n’y a pas d’unité du sujet chez lui. Ils sont plusieurs dans sa tête et cela permet bien des retournements et bien des déploiements surprenants. Cette quête d’identité met en jeu avec humour et autodérision toute la difficulté que nous avons en général à nous définir nous-mêmes. Nous sommes ainsi les témoins amusés du fait que Gramblanc a une conscience de lui-même qui lui échappe, et qu’en même temps, en voyant le spectacle de cet échec, nous apprenons, je l’espère, à le connaître, à l’aimer et à nous identifier à lui. C’est pourquoi il est important pour moi qu’on ait toujours ce sentiment que quelque chose de lui-même, de sa propre nature, le dépasse et le pousse à agir, et que sa langue, sa voix, ses mots qui font l’action de sa représentation, le débordent et le submergent. Dans Coloris Vitalis, la répétition dans les mots, dans les formulations, les allitérations nombreuseset son obsession des couleurs, sont là pour rappeler combien il est difficile de se définir, et que bien souvent, l’artiste est quelqu’un qui creuse toujours le même sillon et qui travaille de façon obsessive et souterraine. Et c’est cela justement qui constitue son identité. D’où les répétitions dans le texte et le besoin de dire et redire les choses qu’il aime ou qui le rendent malade. Dans Un Clown à la Mer, il s’agit plutôt d’un corps grisé par l’appel du large, comme tout un chacun qui à un moment de sa vie d’adulte a pu prendre des décisions qui ont pu sembler incompréhensibles ou irrationnelles pour son entourage, mais tellement nécessaires pour rester maître de son destin. Aussi, fallait-il dans ce texte que l’inconscient se glisse à travers des jeux de mots, des quiproquos, des malentendus et des emportements amoureux et poétiques. Là aussi, les émotions et le corps tout entier jouent un rôle important et j’essaye de rendre cela tangible dans la langue elle-même.
Jean Lambert-wild : Gramblanc est un clown blanc qui porte la tragédie d’être adulte en lui, mais dans un langage et des situations où l’humour affleure et parfois prend le dessus. Comment joues-tu sur cette ambivalence dans Coloris Vitalis et Un Clown à la Mer?
Catherine Lefeuvre : J’aime cette idée que Gramblanc porte en lui cette dimension paradoxale de pouvoir faire rire quand c’est tragique et d’émouvoir dans des situations comiques. Si Gramblanc arrive à transmettre au public ses émotions contradictoires et complexes, c’est tout simplement gagné, car Gramblanc est un révélateur de notre complexité à être et à vivre. Dans l’écriture elle-même cela passe par le choix d’un langage poétique, imagé, parfois parabolique, volontiers polysémique et ambigu, où l’inconscient (de l’auteur ou du clown, on ne sait) a droit au chapitre, où les émotions en tant que telles, et le corps en général, ont leur mot à dire en quelque sorte, et où il est avant tout question d’aventures et de passions humaines, avec en supplément, un lointain écho du bruit de fond de son époque. Il peut s’émouvoir de la disparition du vivant par exemple, dans Un Clown à la Mer, mais comme un poète, comme un solitaire, comme un rêveur car c’est de l’intérieur qu’il s’émeut, à partir de ce qu’il est, de ce qu’il sent, de ce qui le constitue, de ce qu’il rêve, loin des discours didactiques. Comme tu l’as déjà évoqué toi-même en parlant d’ « écologie poétique », lire dans les journaux que les ours blancs disparaissent parce que la banquise fond, à cause du changement climatique, ne nous fait pas plus aimer les ours blancs. Par contre, donner une vision plus poétique rend le monde plus empathique, susciter une émotion esthétique rend ce monde plus nécessaire, réussir à exprimer cette idée par l’émotion, par l’interprétation, par la poésie, peut nous changer de l’intérieur et conséquemment changer effectivement notre rapport au monde. Et l’humour qui peut surgir d’une situation tragique peut très largement contribuer à cela, en débloquant chez nous des mécanismes d’auto-défense, ce qui nous rend plus accessible, plus ouvert et donc plus sensible à ces idées. On n’a pas envie de porter la misère du monde sur ses épaules, mais on veut bien en rire, et par ce rire, s’émouvoir et prendre un peu part à cela, d’une façon plus intime.
Essai de chromatologie par Bernard Faivre d’Arcier
Catherine Lefeuvre et Jean Lambert-wild ne font qu’un. La fusion de ce couple d’artistes a donné vie à un être inadapté au monde contemporain qui s’appelle Gramblanc.
Ce clown a pour clone un dodo, espèce vitale désormais disparue, oiseau de triste destinée de l’île Maurice mais aussi de l’ancienne île Bourbon dite aujourd’hui La Réunion. Ce genre-là survit sur la scène, surnage plus exactement, grâce aux mots que lui siphonne sa compagne Catherine. Elle le tient à la surface du monde par un grand remue-ménage de mots. Une prose haletante, répétée qui entend prolonger leurs rêves communs. L’auteure multiplie les tentatives désespérées pour faire tenir debout ce clown face à l’univers. Ce qui n’est pas une tâche facile car il a une propension certaine à se perdre, à se confondre dans la première immensité venue : l’air ou la mer.
L’acteur, lui, s’est toujours vécu en pyjama afin de pouvoir continuer à rêver pendant le jour. Un pyjama rayé car il est mal barré. Il est en bagarre perpétuelle avec notre monde de monochromes et aspire constamment à une poésie qui mélange les couleurs.
Dans Coloris Vitalis, c’est un clown blanc de rage, livide de fatigue qui ne peut contenir plus longtemps la poussée de ses couleurs intérieures qui vont le faire exploser. Une mécanique est en jeu, jeu de langue, coloris gazeux, pets et gargouillis qui s’accumulent en autant de mots qui s’accrochent entre eux par leurs seules sonorités. Ces petits monticules de sons finissent par atteindre la masse critique de l’explosion. Tout cela ne peut s’achever que par un torrent débordant, une déflagration colorée. C’est le destin de sa chromo pathologie initiale car Gramblanc est né avec des chromosomes chromés. Ce même clown poétique, désespéré mais courageux lorsqu’il est à la mer, est un pompon de marin ballotté en tous sens, un nez rouge de clown dérivant dans l’océan qui n’a plus qu’un désir : faire pipi dans le Pacifique et retrouver le dodo de son enfance.
Il faut être un grand artiste pour réussir à donner vie à de tels textes même si ceux-ci transpirent la complicité artistique qui lie ces deux âmes Jean et Catherine à la scène comme dans la vie. C’est tout l’art du théâtre que de donner aux mots la force des images. Le texte donne l’impulsion, la scène la concrétisation de l’imagination. Jean Lambert-wild est l’acteur transfigurant. Tout est mis à contribution : le geste, la voix, le maquillage, le costume, les accessoires, la lumière, le rythme, le jeu avec le public. C’est le théâtre en ce cas qui donne aux mots leur folie, leur grandeur, leur dépassement poétique. Cette alchimie-là est très rare. Texte assurément, photos bien heureusement, vidéo pourquoi pas, mais que tout cela conduise le lecteur à la représentation sur scène, c’est mon plus cher souhait de spectateur heureux et fasciné.
Le clown Gramblanc - Texte de Catherine Lefeuvre
Jean Lambert-wild vit avec son clown depuis plus de vingt ans. Cet être paradoxal, surgi de lui-même, s’est imposé à lui (1). Depuis lors, cet état de jeu clownesque nourrit son travail d’interprète dans la plupart de ses spectacles.
Au départ muet et sans grimage, il est apparu dans des situations de jeu extrêmes, appelées calentures (2) et dont l’ambition est la mise en œuvre tout au long de sa vie d’un répertoire complet de pas moins de 326 calentures.
Il est ainsi d’abord question d’un corps en acte faisant l’expérience des limites, avec une intensité́ figurative prompte à̀ marquer les esprits. À travers ses calentures, il se fracasse contre un mur, se noie dans une poubelle, rêve et délire au fond d’une piscine ou survit par intraveineuse dans une cage de verre durant quarante-huit heures...
Puis vient le pyjama rayé, blanc et bleu. Ce costume, tout droit sorti de son imaginaire, a l’avantage de l’ambivalence. Il est tout aussi bien un rêveur éveillé́, un somnambule, un bagnard, un déporté́, un personnage sorti d’une bande dessinée, un simple enfant ou encore un quelconque être conceptuel couvert des rayures de l’infamie médiévale. Ce pyjama rayé est un motif poétique très puissant car largement partagé : chacun y voit un signe, un sens, une familiarité́, voire une intimité́. Par son dessin et ses couleurs, ce pyjama rayé le dote d’une dimension iconographique imposante. Passionné de Bande Dessinée, Jean Lambert-wild conçoit ce clown comme le ferait un illustrateur. Il se plait ainsi à̀ s’immiscer toujours plus loin dans cette relation entre Théâtre et Bande Dessinée qu’il nourrit depuis toujours.
Puis vient le Blanc et sa signature. Son appétence pour la magie, le cirque, le cabaret burlesque, le music-hall le porte plus avant vers son destin de clown blanc. Ce personnage étrange, présent dans ses calentures, oscillant en permanence entre tragédie et comédie, actions folles et mélancolie stoïcienne, est un clown blanc d’une modernité́ saisissante, une figure renouvelée par la poésie qu’il dégage et l’énergie qu’il déploie. Il se grime donc en blanc, s’invente une signature à chaque nouvelle apparition et poursuit ainsi sa métamorphose.
Puis vient la Parole. Lorsqu’il choisit de jouer le rôle de Lucky dans En attendant Godot, il sait que ce monologue va libérer la parole de son clown. Il parle pour la première fois avec virtuosité́ dans un monologue pourtant réputé injouable. Cette parole sortie de lui ne s’arrêtera plus. Il se met alors en quête d’autres langues, d’autres écritures : après Lucky, il joue Richard III ; puis il sera Don Juan dans Dom Juan ou le Festin de pierre et Turold l’écuyer troubadour de La Chanson de Roland, la Mort joyeuse dans Frida Jambe de bois, ou encore un clown amoureux et malade des coloris dans Coloris Vitalis... La parole le pousse toujours plus loin dans un engagement total. Ce clown parleur est saisissant, enragé, fascinant, hilarant, effrayant, délirant, emportant ainsi tout sur son passage. Qui ne rêve de tels emportements ? Sa fureur nous communique un plaisir certain car ses excès sont ceux que nous taisons.
Lorsqu’il se glisse tel un coucou dans la peau d’autres personnages, il affirme paradoxalement l’existence même de son clown, être à part entière, autonome de tout texte, de tout répertoire, prenant ainsi, à son insu, la place de l’Acteur lui- même. Par cette superposition dans le jeu, cette inclusion du personnage dans le personnage, c’est l’essence même du clown Blanc qu’il retrouve : Entre plutôt que jouer, vivre plutôt qu’imiter.
Cette condition sérielle et récurrente lui offre une modernité́ et une liberté́ sans pareil dans l’univers théâtral. Il circule d’un texte à un autre, d’une œuvre à une autre et finit par former une constellation de jeux et d’enjeux qui dessine un état du monde. Il est à̀ l’image d’un personnage de bande dessinée dont on suivrait les aventures d’album en album. Par le retour du clown à pyjama de spectacle en spectacle, on comprend que l’unité́ de son geste artistique dépasse le spectacle lui-même et l’inscrit d’emblée dans un dessein plus large.
Pétri de paradoxes lorsqu’il est à̀ la fois drôle et tragique, mélancolique et impatient, volontaire et désabusé́, précieux et grossier, fou et pertinent, inquiétant et rassurant, va-t-en-guerre et poète, colérique et attentionné, naïf et impitoyable, c’est cette humanité́ mouvante qui fascine. N’est-ce pas là le propre du clown de toujours faire et montrer par son imaginaire débridé́ ce que les verrous de la bienséance et les mécanismes sociaux et humains nous commandent d’ignorer et nous interdisent de nommer ?
(1)«Mon clown est né dans la nuit. Assis sur ma poitrine, en serrant de ses cuisses mes prières d’endormis, il m’a réveillé́. Dans ses yeux, je voyais toute la peur qu’il voyait dans mes yeux.
Il a plongé́ sa main dans ma bouche. Il a fouillé loin dans ma gorge. Il a arraché́ mon rire d’enfant. Muet et hurlant, les yeux agrandis de douleurs, sans un geste de refus, je l’ai laissé́ partir. Depuis, Furieux, je suis sa trace .Et les 326 Calentures que je dois traverser sont les épreuves qui me permettront de le retrouver et de me réconcilier avec lui. » Jean Lambert-wild
(2) Calenture : délire furieux auquel les marins sont sujets lors de la traversée de la zone tropicale et qui est caractérisée par des hallucinations et le désir irrésistible de se jeter à la mer.
Critiques
- Téléramapar Thierry Voisin
Dieu créa le clown en six jours
Il en fallut un peu plus à Jean Lambert-wild, qui vit avec Gramblanc, son alter ego, depuis plus de vingt ans. Au départ muet, ce dernier parle désormais, jusqu’à la logorrhée, « symptôme irréversible de sa chromopathologie ».
(abonnés) - L'Œil d'Olivierpar Marie-Céline Nivière
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- La Terrassepar Catherine Robert
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- Théâtre du blogpar Philippe du Vignal
Une calenture
Sur le plateau, juste un tapis rond blanc. Sur un haut cube cachant une grande robe gris bleu à fines rayures rappelant les pyjamas d’autrefois de l’acteur et metteur en scène, avec de petites baudruches rouges.
- Froggy's delightpar Philippe Person
Peut-on guérir un clown malade ?
Sur sa robe frappent surtout de petites poches de baudruche rouge vif disseminées çà et là.
Calendrier des représentations
Théâtre de l'Epée de Bois | Paris
Archives des représentations
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Festival La clownsinade
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14 juin 2025